La Roman de la Rose - Jean de Meung

Extraits du Roman de la Rose (c. 1275), par Jean de Meung.


La Vraie Noblesse

« Les princes ne méritent pas
Qu’un astre annonce leur trépas
Plutôt que la mort d’un autre homme
Leur corps ne vaut pas une pomme
De plus qu’un corps de charretier, 
Qu’un corps de clerc ou d’écuyer. 
Je les fais pareillement nus,
Forts ou faibles, gros ou menus,
Tous égaux sans exception 
Par leur humaine condition. 
Fortune donne le restant,
Qui ne saurait durer quun temps, 
Et ses biens à son plaisir donne, 
Sans faire acception de personne, 
Et tout reprend et reprendra
Sitôt que bon lui semblera.

Si quelqu’un, me contredisant
Et de sa race se targuant,
Vient dire que le gentilhomm
(Puisqu’ainsi le peuple les nomme) 
Est de meilleure condition
Par son sang et son extraction
Que ceux qui la terre cultivent
Et du labeur de leurs mains vivent,
Je réponds que nul nest racé 
S’il n’est aux vertus exercé, 
Nul vilain, sauf par ses défauts 
Qui le font arrogant et sot.
Noblesse, c’est cœur bien placé, 
Car gentillesse de lignée
N’est que gentillesse de rien
Si un grand cœur ne s’y adjoint.
Il faut donc imiter au mieux
Les faits d’armes de se aïeux
Qui avaient conquis leur noblesse
Par leurs hauts faits et leur prouesse
Mais, quand de ce monde ils passèrent, 
Toutes leurs vertus emportèrent, 
Laissant derrière eux leur avoir :
C’est tout ce qu’il reste à leurs hoirs
Rien d’autre, hors l’avoir, n’est leur, 
Ni gentillesse ni valeur,
A moins qu’à noblesse ils n’accèdent 
Par sens ou vertu qu’ils possèdent.

Au clerc il est bien plus aisé
D’être courtois, noble, avisé
(Je vous en dirai la raison),
Qu’aux princes et aux rois qui n’ont
De lettres la moindre teinture
Car le clerc trouve, en écriture, 
Grâce aux sciences éprouvées, 
Raisonnables et montrées, 
Tous maux dont il faut se défaire
Et tout le bien que l’on peut faire
Choses du monde il voit écrites 
Comme elles sont faites et dites.
Il lit dans les récits anciens
Les vilenies de tous vilains
Et les hauts faits des héros morts, 
De courtoisie un vrai trésor.
Bref il peut voir, écrit en livre,
Tout ce que lon doit faire ou suivre
Aussi tout clerc, disciple ou maître, 
Est noble, ou bien le devrait être ;
Le sachent ceux qui ne le sont
C’est que le cœur trop mauvais ont, 
Car ils sont plus favorisés
Que tel qui court cerfs encornés.

Quiconque vise à la noblesse 
D’orgueil se garde et de paresse 
S’exerce aux armes, à l’étude, 
Dépouille toute turpitude.
Humble cœur ait, courtois et doux,
En toute occasion, pour tous, 
Sauf envers ses seuls ennemis, 
Quand l’accord ne peut être mis. 
Dames honore et demoiselles, 
Mais point ne se fie trop à elles, 
Car il pourrait s’en repentir : 
Combien a-t-on vu en souffrir
Louange, estime à pareille âme, 
Jamais ni critique ni blâme,
Et de noblesse le renom
Qu’elle mérite ; aux autres, non. 
Chevaliers aux armes hardis, 
Preux en faits et courtois en dits, 
Comme fut messire Gauvain,
Qui n’avait rien dun être vain,
Ou le comte d’Artois Robert, 
Qui, dès qu’il eut quitté le bers
Pratiqua toujours dans sa vi
Noblesse, honneur, chevalerie, 
Jamais oisif ne demeurant,
Et devint homme avant le temps. 
Ces chevaliers preux et vaillants
Larges, courtois, fiers combattants, 
Qu’ils soient partout très bienvenus, 
Loués, aimés, et chers tenus.

De même l’on doit honorer
Clerc qui aux arts veut s’exercer 
Et bien pratiquer la vertu
Comme dans son livre il la lu. 
Et l’on faisait ainsi jadis. (…) 
Maint exemple le prouverait
Tels naquirent de bas lignage
Et eurent plus noble courage
Que maints fils de roi ou de comte
Dont je ne veux faire le compte
Et pour nobles furent tenus.
Mais hélas des temps sont venus, 
Où les bons, qui toute leur vie 
Étudient la philosophie, 
S’en vont en pays étranger 
Pour sens et valeur rechercher 
Et souffrent grande pauvreté, 
Comme mendiants et endettés ;
Ils sont sans souliers, sans habit,
Nul ne les aime, ou les chérit ;
Les rois les prisent moins que pomme, 
Eux qui pourtant sont gentilshommes 
(Dieu me garde d’avoir les fièvres !). 
Plus que ceux qui chassent les lièvres 
Ou que ceux qui sont coutumiers
De hanter les palais princiers. (…) 

D’autre part la honte est bien pire,
Pour un fils de roi d’être vain, 
De méfaits et vices tout plein, 
Que pour un fils de charretier, 
De porcher ou de savetier.
Il serait bien plus honorable 
 Pour Gauvain, héros admirable, 
De descendre d’un vil peureux 
Qui ne se plaît qu’au coin du feu, 
Que d’être issu de Rainouard,
Si lui-même n’était qu’un couard. »